Accueil Magazine La Presse Abdelkader Ben Sayel «Gaddour», ancien défenseur central de l’EST: «Je n’ai jamais eu honte de ma grande pauvreté»

Abdelkader Ben Sayel «Gaddour», ancien défenseur central de l’EST: «Je n’ai jamais eu honte de ma grande pauvreté»

C’est l’incarnation même de la dimension virile du football, un sport d’Hommes avec un grand H. Défenseur rugueux et toujours «à la limite», Abdelkader Ben Sayel dit Gaddour, né le 15 mars 1950 à Tunis, a signé sa première licence avec l’Espérance Sportive de Tunis le 1er novembre 1960. Il débutera en 1966-67 avec l’équipe seniors à l’occasion du nul (1-1) ramené de Sfax contre le grand SRS d’antan. Le hasard a voulu que sa dernière prestation, saison 1979-80, il la livre également contre le SRS, et toujours à Sfax (victoire 1-0). Abdelkader a remporté trois championnats 1970, 1974 et 1975, perdant deux finales de coupe en 1970 (contre le CSS 1-0) et en 1976 (contre le CA 1-1, 0-0, 3-1 aux penalties). Gérant de café depuis sa retraite sportive, il nous raconte ici comment l’Espérance le tira de la misère noire.


Abdelkader, dites-nous d’abord, comment êtes-vous venu au football ?

A l’image de tous les jeunes de mon époque, le moyen le plus sûr s’appelle quartier. En 1960, j’ai été repéré par Noureddine Mouldi qui m’a aussitôt emmené au local du club, avenue Mohamed V, là où se trouve aujourd’hui l’hôtel du Lac pour signer ma première licence. J’avais remporté le concours du Jeune football, figurez-vous, devant le grand Hamadi Agrebi qui a terminé cette année-là à la 4e place. Dans l’histoire de ce concours, il n’ y eut que trois joueurs de l’EST à l’avoir remporté: Moncef Kchok, Ali Babou et moi-même.

Avez-vous toujours été défenseur central ?

Entre 1967 et 1971, j’ai joué demi défensif devant Ahmed Hammami et Ridha Akacha. En débarquant en novembre 1971 au Parc B, le Tchèque Vladimir Mirka m’a transformé en stopper. Je composais avec Akacha l’axe défensif. Pourtant, on ne se parlait plus déjà depuis quelque temps. Sur le rectangle vert, nos échanges se limitaient à quelques expressions tout à fait sèches:  «Va à droite, va à gauche, attaque-le!…»

Pourquoi vous ne vous adressiez-vous pas la parole ?

En vérité, Ridha était notre voisin de quartier. C’est d’ailleurs le meilleur arrière central avec lequel j’ai joué, bien meilleur qu’Ahmed Hammami, Lassaâd Dhiab, Hamadi Labiadh, Ahmed Touati ou Abdelmajid Jelassi. Malheureusement, il s’amène un jour au café, et exhibe fièrement deux paires de crampons. Je lui demande pourquoi il en avait pris deux, alors que je n’en avais qu’une. Il me répond d’une façon qui m’a énormément blessé. Si j’ai assisté quelque temps plus tard aux obsèques de sa mère, c’était par devoir. Mais nos rapports s’arrêtaient là.

Avec vos 170 centimètres, comment réussissiez-vous à marquer à la culotte autant de colosses, remportant contre eux vos duels aériens ?

J’avais la meilleure détente du pays sur laquelle je m’entraînais beaucoup devant des panneaux de basket. Et puis, il faut avoir des poumons d’acier pour tenir le coup sur la durée de tout un match.

Quel est le meilleur gardien avec lequel vous avez joué ?

Kamel Karia qui arrivait du Club Olympique des Transports. Il a succédé à Mokhtar Gabsi.

Et le meilleur joueur avec lequel vous avez évolué ?

Abdelmajid Ben Mrad. Il avait la technique et l’intelligence, mais aussi des qualités humaines remarquables

A propos, quel est le meilleur joueur tunisien de tous les temps ?

Ils sont trois à mon avis: Tahar Chaïbi qui reste au-dessus du lot. Je me rappelle de mon ami Tarek Dhiab qui partageait ma chambre d’hôtel lors des stages. Il me disait, émerveillé: «Chaïbi est très fort. C’est le meilleur». Je lui répondais: «J’ai joué contre lui cinq saisons. Balle au pied, on ne pouvait pas l’arrêter. Il perforait les défenses adverses les plus hermétiques comme la clé dans une serrure. C’est un footballeur complet: dribble, jeu de tête, courage, puissance, vitesse». Franchement, il était supérieur à Farzit.

Et les deux autres ?

Il y a aussi Hamadi Agrebi, dont j’ai épousé la cousine. C’est un artiste-né. Il possédait un talent naturel que Kristic s’est employé à polir tel un diamant. Son seul défaut, c’est la timidité. Enfin, l’inénarrable Farzit, mon copain de quartier à El Hfir, une sorte de frère aîné. Visage balafré, il a été une fois  condamné à un an de prison pour avoir agressé un policier. Il a fallu l’intervention du président Bourguiba pour le tirer d’affaire. En 2003, après sa mort, peu de gens connaissaient exactement son nom. Les «Mtaouas» s’arrachaient sa filiation. J’étais allé au maire de la ville, Mohamed Ali Bouleymane, lui dire que Brahim Farzit, c’était en fait Brahim Miloud. Sans être Metoui, il a porté au pinacle Metouia Sport. Savez-vous comment il a pris part, aussi modestement soit-il, à ma formation ? Dans mon esprit, il m’a toujours servi de contre-exemple. Celui qu’il fallait éviter à tout prix: alcool, abandon, misère noire…

Vous souvenez-vous du meilleur entraîneur que vous avez eu  ?

J’ai été entraîné par six techniciens tunisiens et sept étrangers. J’ai été lancé dans le grand bain par le Hongrois Sandor Pazmandy (1966-68). Il venait de passer cinq bonnes saisons à l’Avenir de la Marsa avec lequel il pratiqua la ligne et le hors jeu piège. En lançant dans le grand bain des seniors les Ben Mrad, Gueblaoui et moi-même, il assurait à nos dirigeants: «Ces jeunes-là en auront pour dix ans de football». Eh bien, j’allais passer treize ans au plus haut niveau. Mais le meilleur, c’est le Yougoslave Stjepan Bobek (1976-78). Il était l’un des tout meilleurs au monde lorsque notre président Hassène Belkhodja l’engagea. Il avait construit le club grec de Panathinaïkos qui perdra en 1971 la finale de la coupe d’Europe des clubs champions contre l’invincible Ajax Amsterdam. On lui a malheureusement fait dégoûter cette expérience tunisienne, tout comme du reste on l’avait fait avec le Français Robert Domergue (mai 1968- mai1969). Il débarquait tout droit de l’Olympique de Marseille où il exerça durant trois ans. Mais on lui vola deux fois sa voiture, une DS. Des gens «intéressés» tenaient à s’en débarrasser.

Quelle est la meilleure Espérance que vous avez connue ?

Celle de l’âge d’or 1973-77. Hmid Dhib tenait ses joueurs à l’œil. Le soir venu, il faisait le tour des maisons des joueurs pour s’assurer qu’ils ne faisaient pas la java. En fait, il se rendait chez tous les joueurs, sauf chez moi, tout simplement parce qu’il était rassuré sur mon compte. Il se félicitait du fait que je savais observer tout à fait spontanément une hygiène de vie impeccable. Dans son français approximatif, Bobek répondit un jour à notre président Hassène Belkhodja qui lui reprochait de m’appeler toujours «notre cadre»: «Oui, cadre non bluff, jamais fatigué !».

Vous devez nourrir quelques regrets quand même pour n’avoir pas joué en sélection, non ?

Pourtant, j’ai fait partie de toutes les sélections des jeunes: chez les cadets sous la conduite de Mokhtar Ben Nacef, et les juniors sous la coupe de Taoufik Ben Othmane et Rado. Ameur Hizem m’avait convoqué en sélection 1971, et ça s’est arrêté là. Tout compte fait, je n’ai aucun regret. J’étais né pour être Sang et Or. Une fois à la télé, feu Mohamed Boughenim me posa cette même question. Je lui ai répondu que la sélection était quelque chose de secondaire pour moi. Cela déplut à beaucoup de gens. On m’accusa de manquer de patriotisme. Pourtant, ma patrie, c’est l’Espérance !

Jusqu’où avez-vous poursuivi vos études ?

J’ai malheureusement abandonné en troisième année primaire. J’allais à l’école juste pour manger à ma faim dans la cantine scolaire. Entre 10 et 17 ans, j’ai vécu loin de ma famille, chez des amis. En y retournant après mon premier match séniors contre le SRS, en me revoyant au seuil de la porte, ma mère s’était évanouie. Elle croyait avoir affaire à un clandestin qui revenait de nulle part. L’enfant d’El Hfir, qui a vécu une misère noire, mangeait grâce à l’EST dans un restaurant huppé du centre-ville, s’habillait chez Madou, apprenait à manier une fourchette… Un joli pied de nez à l’adresse de tous ceux qui m’ont facilement voué à une existence médiocre. Bref, l’Espérance m’a reconstruit. J’ai eu la chance inouie de tomber sur la meilleure association sportive. Comment la récompenser ? Toute ma vie durant, j’ai essayé d’y répondre en joignant l’acte à la parole. J’ai été sérieux de bout en bout. Mon hygiène de vie était irréprochable, ce qui m’a permis de durer. Jusqu’à il y a quelques années, j’ai essayé d’améliorer l’environnement et l’infrastructure au Parc B, le tout de manière bénévole et totalement désintéressée.

Quel est votre plus mauvais souvenir ? 

En plein  hiver, nos tenues étaient humides comme si on les sortait d’une bassine de lessive. Nous venions de terminer la séance d’entraînement. Je venais de signer pour l’EST, et j’avais à peine dix ans et demi. Je ne possédais pas de serviette pour me sécher. J’ai dû emprunter celle de mon coéquipier Belhassen Meriah. Ensuite, je m’étais rhabillé alors que mes vêtements étaient toujours mouillés. Transi par le froid, tremblotant comme une branche au gré des vents, j’ai dû faire le trajet de l’avenue Mohamed V jusqu’à Bab El Khadhra à pied, sous la pluie. Dieu merci, je n’étais pas tombé malade. Ce jour-là, je ne l’oublierai jamais. La pauvreté, il n’ y a pas pire, plus douloureux et humiliant ! Toute ma vie, j’allais m’employer à prémunir ma famille contre les affres du besoin, contre les tourments de la misère.

Quels dirigeants vous ont marqué le plus ?

Dès mon arrivée au Parc B, mes dirigeants Hassen Ben Zakour, haut cadre du ministère de l’Intérieur, Hamadi Ben Ghachem, Abdelkader Babou, Cheikh Nachi… m’ont pris par la main. On m’a inscrit dans une imprimerie, avant de m’embaucher dans une banque. La Tunisie était alors partagée entre deux classes: des gens très riches, et d’autres au plus bas de l’échelle. Ma famille appartenait à cette seconde classe, mais je n’ai jamais eu honte d’être pauvre.

Avec vos adversaires, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’y alliez pas de main morte….

Oui, j’ai été à trois reprises suspendu à vie, et dix fois expulsé du terrain. Il faut admettre que mon style était très engagé, très physique, et pas très fin. J’ai joué blessé au genou, à la cheville, grippé. J’ai terminé notre quart de finale de la coupe de Tunisie face à l’Avenir de la Marsa évanoui, sans conscience. J’ai eu à marquer huit avant-centres de l’ESS, six du CA. Ezeddine Chakroun m’appelait: «Si Abdelkader», ce qui en dit long sur ma longévité. Permettez-moi l’expression: je suis un peu «l’esclave» de l’Espérance.

Hassen Baâyou ne laissait pas passer un derby sans vous planter et aller mettre un but…

Ce n’est pas qu’il soit vraiment irrésistible. C’est son entraîneur, l’inégalable André Nagy, qui faisait la différence. Au beau milieu d’un derby, il faisait entrer Hassen en deuxième attaquant derrière Khouini, ou vice-versa. Cela avait le don de dérégler subitement notre organisation défensive.

Ce n’était donc pas l’avant-centre que vous craigniez le plus ?

Non, c’était plutôt l’avant-centre du Sfax Railways Sport, Amor Madhi, une véritable force de la nature avec un cou de taureau et un physique de déménageur. Il pesait 95 kilos. Suite à un télescopage qui s’est produit entre eux, notre gardien Mokhtar Gabsi a passé 45 jours en clinique. Madhi vous rend le match amer. Par comparaison, les autres attaquants, c’était du chocolat.

Cela fait un certain temps que vous ne fréquentez plus le Parc B ?

A un certain moment, notre président Hamdi Meddeb demandait à ce que je revienne remettre d’aplomb le Parc. Je m’occupais de son entretien avec une équipe de neuf ouvriers. Je le faisais bénévolement. Mais je n’y reviendrai qu’une fois les profiteurs dégagés. Il y a trop de gens qui pillent le club.

Que représente pour vous la famille ?

Mon univers. Avec mon épouse Aïcha, femme au foyer, nous avons fondé une famille composée de deux filles et de deux garçons: Fatma, directrice à la STB, Zineb, architecte, Seifeddine, licencié en langue anglaise et Larbi, qui gère un café. J’ai choisi son nom en hommage à mon coéquipier Larbi Gueblaoui. Ce dernier était avec Ben Mrad mon meilleur ami dans l’équipe. Je dois ici rendre hommage à mon épouse qui me passait tous mes caprices, comme par exemple de m’isoler dans ma chambre les soirs de défaite.

Comment passez-vous votre temps libre ?

Depuis ma retraite anticipée au sein d’une banque, je gère un café au centre-ville. J’aime aussi élever et dresser des chiens bergers. J’en possède six. J’aime également écouter la grande musique orientale, les Adwar de Zaki Mourad, par exemple.

Enfin, qu’a représenté au juste l’Espérance dans votre existence ?

S’il était encore vivant, mon père Kilani vous aurait amplement répondu à ma place. Il était commerçant de soie, mais a fini sa vie éboueur. Quelle dure épreuve de la vie ! Nous étions douze frères et soeurs, et habitions une seule chambre louée à deux mille francs, presque «tête contre queue» comme on dit. Dans le dénuement le plus invraisemblable. Mon père me répétait inlassablement: «Gaddour, l’Espérance, c’est ta mère et ton père. C’est elle qui te donne à manger». Il ne croyait alors pas si bien dire, au fond.

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